Cinéaste singulière, enseignante, écrivaine de cinéma, actrice, directrice de la photo, monteuse, documentariste, théoricienne… Chantal A(c)kerman était une artiste plastique, filmique féministe au talent multiple. Figure incontournable du cinéma contemporain, la réalisatrice belge a développé depuis les années soixante une œuvre engagée, méditative et intensément personnelle qui mêle des thèmes tels que le traumatisme, la nature des relations familiales, la place de la femme dans la société́ et l’homosexualité, mais surtout la mort. La réalité rattrape la fiction. Lundi 5 octobre, Chantal Ackerman se suicide dans son appartement parisien.
La mort était là dès le début pourrait-on dire. Avec Saute ma ville, son premier court métrage en 1968, où elle se faisait exploser dans sa cuisine bruxelloise. La mort est une ombre qui n’a pas cessé de la suivre. Depuis la Shoah qui a pris sa famille en lui voilant sa vision du monde, de l’humanité comme terreur infinie. Le regard émeraude et la voix subtilement rauque par son tabagisme invétéré, l’oeuvre de Chantal Ackerman ne fait pas toujours l’unanimité. Comme en témoigne la réception de son dernier long métrage No Home Movie à Locarno en août dernier. L’ennui et le vide existentiel, l’humour triste et la solitude composent avec élégance et impertinence des œuvres qui ne mériteront jamais de tomber dans l’oubli. La rédaction de CSM se réunit pour un portrait imparfait ou passé composé (attention à la concordance des temps, qui finissent par être durs*, saleté d’états dépressifs !) de cette première femme qui, avec Agnès Varda, a crié son existence dans un milieu bien trop masculin.
Au retour de sa mère d’Auschwitz, le thème de l’angoisse chronique devient thème majeur. « Jean-Luc Godard (Pierrot le fou) lui a donné de l’énergie, les formalistes l’ont libérée ». Après un court passage à l’Institut National Supérieur des Arts du Spectacle, la jeune adolescente exprime un désir fort de faire du cinéma, moins pour les études. Hantée par un certain American Dream artistique, elle part à New York pour faire ses armes à l’Anthology Film Archives. C’est ainsi qu’elle découvre, vivant de petits boulots, que le cinéma expérimental a plusieurs noms : Michael Snow, Andy Warhol, Jonas Mekas… D’autres courts et moyens métrages (La Chambre, Hotel Monterey) et premiers documentaires** ont suivi. Retour à Paris pour réaliser en 1974 son premier long métrage, mais New York est restée une terre d’accueil et un terrain fertile pour ses « futures » créations. La rédaction en a sélectionné 10.
1974 - Je, tu, il, elle
L’errance féminine n’a pas meilleure étendard que ce premier long métrage de 82 minutes qui dépeint l’homosexualité féminine pour les premières fois dans la cinématographie française.
1975 - Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles
Cette description méticuleuse, en illusion de temps réel, proche de l’hyperréalisme, de l’aliénation lui vaut une reconnaissance internationale. Au point de faire parti, en 2012, du Top 100 des meilleurs films de tous les temps mené par le magazine Sight & Sound. Deux femmes seulement étaient dans la liste : Claire Denis pour Beau Travail (1998) à la 78ème place et à la 35ème place, Chantal Akerman pour Jeanne Dielman… Cette oeuvre majeure du cinéma expérimental porte à l’écran Delphine Seyrig dans le rôle d’une femme d’intérieur dont la routine quotidienne est révélée sur trois jours. Peu à peu, son univers domestique (qui inclut l’épluchage de pommes de terre, le tricot et la prostitution) se dévoile, avec des résultats surprenants. C’est son film le plus accessible et le plus riche en défis. Sa longueur (3 heures et 20 minutes) et son rythme tranquille peuvent être rebutants, mais une fois que le spectateur s’adapte aux rythmes extraordinaires, ordinaires du film, il est face à l’un des portraits les plus hypnotiques et les plus cinglants et uniques de tout le cinéma.
C’est un film sur l’espace et le temps et sur la façon d’organiser sa vie pour n’avoir aucun temps libre, pour ne pas se laisser submerger par l’angoisse et l’obsession de la mort
1978 - Les Rendez-vos d’Anna
Autobiographique road-movie avec Aurore Clément (Paris, Texas, Tanguy, Let My People Go!, Une nouvelle amie) qui continuera par la suite à tourner pour Chantal Ackerman.
1982 - Toute une nuit
Après quatre ans d’absence, Chantal Ackerman revient à un cinéma expérimental posant sa caméra dans une rue bruxelloise sombre à l’atmosphère moite pour suivre une douzaine de personnages qui se croisent et se retrouvent.
1986 - Golden Eighties
Cette comédie musicale, une variation à la Jacques Demy, suit des tranches de vie de personnages, évoluant à l’intérieur d’une galerie marchande des années 1980.
1988 - Histoires d’Amérique
Ce témoignage sur la Shoah. Bérénice Reynaud dans les Cahiers du Cinéma (octobre 1989) écrit « Histoires d’Amérique est hanté par le vide… Or, ce vide a une histoire, c’est celle du mutisme des survivants ». Ackerman elle même raconte dans un entretien donné au Monde: « J’ai un rapport avec l’image que je n’ai pas encore vraiment élucidé parce que j’ai été élevée dans la religion juive où il est interdit de faire des images… Je suis donc dans un rapport de transgression, et c’est pour ça que je dis : avec l’image, se pose toujours le problème de la morale. Toujours, dès qu’il y a représentation. »
1991 - Nuit et jour
Variation sur le thème de la femme moderne.
1996 - Un divan à New York
Tentative de comédie romantique américaine à la Ernst Lubitsch (ou à la Woody Allen) avec William Hurt et Juliette Binoche.
2000 - La Captive
Librement inspiré du roman La Prisonnière de Marcel Proust, avec Sylvie Testud et Stanislas Merhar, La Captive est influencée par Vertigo d’Alfred Hitchcock et les mélodrames morbides de Ievgueni Bauer.
2006 - Là-bas
Chantal Akerman détourne une commande (un documentaire sur Israël) pour revenir à un travail plus personnel. Cette réflexion sur sa propre solitude, hantée par une mémoire douloureuse à l’extrême, dans le huis clos d’une chambre à Tel-Aviv, est exprimée par un son intime, souvenir des années 1970. La voix off autobiographique accompagne en effet des plans fixes hyperréalistes tournés en vidéo).
Le paradis n’existe pas
L’Art contemporain
A partir des années 90, Chantal Ackerman est parmi l’une (l’un) des premier(e)s cinéastes pionnier(e)s à participer activement aux échanges qui se développent avec le monde de l’art contemporain. En 2001, elle a présenté une installation filmique intitulée Woman sitting after killer à la Biennale de Venise 2001 et une autre, l’année suivante From the other side à Documenta 11.
Parmi ses œuvres spécifiquement destinées aux galeries, il faut retenir le magnifique Maniac Summer (exposé chez Marian Goodman à Paris en 2010). En 2012, une exposition retrace l’ensemble de sa carrière Too Far, Too Close au musée d’art contemporain d’Anvers (le MuKHA est l’un des plus grands de Belgique). A la Biennale de Venise 2015, elle avait tenté une nouvelle expérience multi-écrans, Now.
A bientôt Madame Ackerman
CSM vous recommande un très bel article des Inrocks pour poursuivre la lecture sur cette cinéaste trop méconnue des cinéphiles.
* En espérant que vôtre image restera pour l’éternité (oui « c’est long, surtout vers la fin » n’est-ce pas Monsieur Allen?)
** (Un jour Pina a demandé en 1983 qui était une commande télévisée ; et la trilogie D’Est (1993) ; Sud (1999) ; De l’autre côté (2003)) qui se distinguent par une recherche plastique et formelle et une attentive écoute humaniste.
Laisser un commentaire